Un sujet fiscal : La taxation des géants du web

Quelle est la position de la France, de l’Allemagne et de l’Europe ?

Les 28 et 29 mai derniers se sont réunis pas moins de 130 pays de l’OCDE autour de la question de l’imposition des géants du numérique, en particulier les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon). Cette rencontre a été considérée comme décisive pour Bruno le Maire, ministre des finances, pour qui l’instauration d’une nouvelle taxe serait un premier pas vers une « fiscalité du XXIème siècle, plus juste et plus efficace ». L’enjeu est en effet de taille puisqu’il s’agit de parvenir à un accord sur de nouvelles règles fiscales internationales qui empêcheraient les grandes entreprises du numérique d’échapper à l’impôt. Si un programme de travail devait être lancé conjointement par l’ensemble des pays présents, le sujet n’en demeure pas moins épineux tant il divise les différents acteurs internationaux et européens.

Projet initialement lancé par le couple franco-allemand, la taxe GAFA fait l’objet de vives controverses au sein même de l’Union européenne : alors que la France souhaite mettre un terme à cette injustice fiscale en instaurant une nouvelle taxe, les pays nordiques, l’Irlande ou encore le Luxembourg s’opposent à cette nouvelle mesure la jugeant contraire aux intérêts de l’Europe. Parallèlement, l’Allemagne, qui était pourtant à l’origine de cette réforme, adopte une attitude pour le moins ambivalente si bien que la France semble désormais faire cavalier seul et ne plus pouvoir compter sur son allié d’Outre-Rhin. En effet, alors qu’Angela Merkel avait affirmé son souhait de mettre en place une taxe équitable commune aux membres de l’UE, le ministre des finances allemand Olaf Scholz a récemment freiné des quatre fers condamnant la « diabolisation des grandes entreprises d’internet », car il semble craindre des mesures de rétorsion des Etats-Unis envers les constructeurs automobiles allemands.

Ainsi, il semble que la volonté de taxer les champions mondiaux du numérique puisse créer des discordances à l’échelle européenne. Pourquoi la taxation des GAFA est-elle un sujet aussi sensible au sein de l’Europe ? A quels obstacles la justice fiscale se heurte-t-elle vraiment ?

La taxe GAFA ?

A l’origine du projet de loi sur la taxation des grandes entreprises du numérique demeure un constat simple : les GAFA sont taxés à hauteur de 9% de leur bénéfice en Europe quand le reste des entreprises sont imposées à hauteur de 23% (soit 14 points de moins que les autres entreprises) selon une évaluation de la Commission européenne. Pour répondre à cette injustice fiscale, l’Union Européenne (avec en particulier la France et l’Allemagne à sa tête) a réfléchi, à partir de mars 2018, à la mise en place d’une taxe sur les services numériques de 3% du chiffre d’affaires commune à l’ensemble des pays membres de l’UE. En ne taxant pas directement les bénéfices, la nouvelle imposition empêcherait ainsi les entreprises de profiter du principe de l’établissement stable (principe selon lequel l’entreprise paie des impôts sur le bénéfice dans le pays où elle se trouve physiquement) qui leur permet de délocaliser leur siège social et donc leur bénéfice.

Dans les faits, la taxe GAFA ne concernerait que les très grandes entreprises du numérique dont le chiffre d’affaires mondial annuel est supérieur à 750 millions d’euros dont 50 millions imposables dans l’UE, soit environ 150 entreprises pour une recette fiscale annuelle de 5 milliards d’euros. A l’heure où la plupart des pays membres de l’UE sont contraints à une plus grande rigueur budgétaire, on aurait pu penser que ce nouveau levier d’imposition puisse être considéré comme une aubaine pour les différents gouvernements. Rappelons qu’en matière de fiscalité au niveau européen, chaque pays demeure souverain et dispose d’un droit de véto : l’adoption d’un texte ne peut se faire qu’à l’unanimité. Au début de l’année 2019, le Conseil des ministres de l’Economie des 28 Etats membres n’est donc malheureusement pas parvenu à un accord sur la base de la proposition de la Commission. Pour l’heure, nul ne peut nier l’échec de ce projet européen ; un échec qui a une fois encore souligné les difficultés pour les Etats membres de se mettre d’accord et d’initier une politique fiscale européenne plus harmonieuse.

Un projet franco-allemand : toujours d’actualité ?

Si Bruno Le Maire se félicitait encore il y’a peu de cette initiative franco-allemande, celui-ci a récemment déclaré qu’il attendait davantage de son homologue allemand, Olaf Scholz, en demandant à ce dernier d’agir plus concrètement en faveur de la nouvelle taxe. En effet, alors que la France a toujours affirmé son souhait d’imposer les grandes entreprises du numérique, l’Allemagne a quant à elle fait preuve de plus de réserve. Pourtant à l’initiative de cette nouvelle loi, il semblerait que notre voisin allemand fasse désormais machine arrière en repoussant sans cesse les discussions. Pour cause, l’Allemagne craint d’éventuelles représailles de son partenaire américain qui a d’ailleurs qualifié cette taxe de discriminatoire et menacé de saisir l’OMC en invoquant un non-respect des normes fiscales internationales. Alors même que le président Trump a de nouveau montré ses velléités de guerre commerciale avec le monde entier, le gouvernement allemand ne saurait prendre à la légère la menace de tarif douanier qui pèserait alors sur son industrie automobile.

  • En réponse à l’attitude timorée de son voisin allemand, la France a fait beaucoup de compromis en acceptant tout d’abord de repousser la mise en place de la taxe à janvier 2021 ainsi que de réduire drastiquement l’assiette de taxation puisqu’il s’agirait désormais de ne taxer que les activités résultant de la vente de publicités en ligne et non plus la vente de données ; Google et Facebook seraient alors les principales entreprises concernées.
  • Passée la déception de cette absence de coopération franco- allemande, la France a confirmé sa volonté d’imposer les géants du numérique sur son territoire. Ainsi, le 9 avril et 22 mai dernier, l’Assemblée nationale et le Sénat se sont prononcés tour à tour en faveur de cette nouvelle loi, dont l‘entrée en vigueur serait prévue rétroactivement à compter du 1er janvier 2019. Trois critères la concernant sont à retenir : seuls deux types de services numériques seront imposés (les services d’intermédiation et la vente de services publicitaires ciblés), les entreprises concernées sont celles réalisant un chiffre d’affaires mondial annuel de 750 millions d’euros dont 25 millions en France, la taxe est fixée à hauteur de 3% du chiffre d’affaires. Bruno le Maire a néanmoins tenu à rappeler que cette taxe était temporaire et disparaitrait dès lors qu’un consensus international aurait vu le jour.

Qu’en est- il des autres Etats membres ?

Faute d’un consentement unanime, la France a reconnu début 2019 l’échec de ce projet européen. Et pour cause, les différents Etats de l’UE sont loin de partager le même avis sur l’imposition des GAFA.

Sans surprise aucune, les pays qui accueillent les géants de la Tech s’opposent farouchement à cette nouvelle imposition. L’Irlande, où se trouvent les sièges de Facebook et Google, voit cette taxe d’un très mauvais oeil et à juste titre quand on sait que l’activité de ces multinationales représente 10% de son PIB. De même, le Luxembourg, qui a accueilli à bras ouverts le siège d’Amazon et dont l’attractivité économique repose tout autant que l’Irlande sur une fiscalité des sociétés avantageuses a mis son véto.

De même, les pays nordiques – le Danemark, la Suède et la Finlande – agissent de concert et jugent la nouvelle taxe trop protectionniste et « contraire aux intérêts de l’Europe » en ce qu’elle « compliquerait la coopération internationale en matière de fiscalité ». Par ce communiqué, les ministres des finances suédois, finlandais et danois traduisent leurs inquiétudes concernant une potentielle sanction américaine mais aussi concernant le nonrespect des principes fondamentaux de l’impôt : selon eux, taxer le chiffre d’affaires sans prendre en compte l’existence d’un bénéfice pourrait porter préjudice à l’économie européenne.

  • La France peut néanmoins compter sur le soutien du Royaume-Uni, de l’Espagne et dernièrement de l’Autriche. Notre voisin britannique a quant à lui annoncé vouloir instaurer une taxe nationale sur les revenus des GAFA pour une entrée en vigueur en avril 2020. La taxe ne s’appliquerait qu’aux sociétés rentables et serait à hauteur de 2% du chiffre d’affaires. Parallèlement, Vienne entend taxer de 5% les revenus publicitaires des sociétés du numérique et supprimer l’exemption de TVA appliquée à l’heure actuelle aux articles d’une valeur inférieure à 22 euros vendus sur Internet. De son côté, l’Espagne prévoit d’imposer à hauteur de 3% certaines activités (publicité ou revente des données personnelles) des champions du numérique.
  • Au vu de l’incapacité des membres de l’UE à s’entendre sur la mise en place de la taxe GAFA, beaucoup en viennent à remettre en question le bien-fondé de cette taxation et s’interrogent quant à sa réelle efficacité.

La taxe GAFA : une aubaine ?

Il est certain que les géants du numérique, passés maître dans l’art de l’optimisation fiscale, ont de quoi faire grincer les dents quand on sait que le manque à gagner pour les Etats se comptent en centaines de millions d’euros. A titre d’exemple, la taxe devrait rapporter à la France pas moins de 400 millions d’euros et ce dès 2019.

Les conséquences de la taxe GAFA continuent en effet d’interroger tant elles demeurent incertaines. Le principe même de la taxe est remis en question, car taxer le chiffre d’affaires et non le bénéfice ne permet pas de distinguer une entreprise qui n’enregistre aucun résultat et celle qui a un résultat élevé. Cette taxe a suscité de nombreuses critiques chez les entreprises visées par cette mesure fiscale. A ce sujet, l’ancien secrétaire d’Etat chargé du numérique, Mounir Mahjoubi, a apporté un élément de réponse en déclarant qu’une taxe juste correspond à celle qui taxe la valeur de l’entreprise. La commission européenne qui part du principe que ce sont les utilisateurs qui créent la valeur de ces services réfléchissait à une taxe proportionnelle à l’utilisation des services numériques offerts au sein d’un seul pays membre. Pour l’heure, il n’existe aucun accord international permettant d’établir officiellement la valeur des GAFA. Par ailleurs, cette taxe pourrait avoir plusieurs effets pervers en incitant d’une part les grandes entreprises du numérique à délocaliser vers des Etats à faible imposition mais aussi en les poussant à faire peser le coût de cette taxe sur les utilisateurs. Enfin, compte tenu des tensions géopolitiques actuelles, cette taxe pourrait mettre davantage le feu aux poudres aussi bien sur la scène internationale qu’européenne.

Si l’absence d’harmonie fiscale n’est pas nouvelle au sein de l’UE, nul doute que les résultats des dernières élections européennes avec l’arrivée des extrêmes en première ligne dans de nombreux pays européens fragiliseront toute volonté de coopération européenne. Les débats houleux autour de la taxe GAFA et la passe d’armes incessante entre les différents ministres des finances européens traduisent l’inéluctable absence de solidarité qui règne au sein de l’UE alors même que la pérennité de celle-ci réclame une réponse collective et défendue par tous.

Alors que les pays européens réfléchissent de leurs côtés à une taxe imposée aux géants du numérique, l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) tente d’unifier les positions à l’international. Son objectif est simple et clair : fixer des nouvelles règles fiscales mondiales dès 2020 pour taxer les géants du numérique dans le cadre d’un nouvel accord de principe à 127 pays, dévoilé le mardi 29 janvier. Après sept ans de paralysie sur ce sujet au sein de l’organisation, « la communauté internationale a fait un pas significatif vers la résolution des défis fiscaux soulevés par la numérisation de l’économie », s’est félicité Pascal Saint- Amans, directeur du Centre de politique et d’administration fiscale de l’OCDE.

Auteur : Constance Spiridion