Un sujet macro-économique : Quelles sont les priorités de la politique économique et sociale de l’Allemagne en ce début d’année ?

En ce début d’année 2019, l’Allemagne semble être à la croisée des chemins dans de nombreux domaines, notamment économique et social. En effet, au cours des 10 dernières années, le succès économique de notre voisin reposait principalement sur l’effet des mesures prises sous le gouvernement Schröder au début des années 2000 (« Agenda 2010 ») ainsi que sur l’ouverture internationale des marchés (la Chine en particulier) portée par les produits industriels et le « Mittelstand » orienté depuis toujours vers l’international. Mais à présent des signes d’essoufflement se font sentir et de nombreuses voix revendiquent une nouvelle politique économique et sociale.

La croissance de l’économie allemande s’est élevée à 1,4% en 2018. Ce chiffre est certes inférieur à 2017 et 2016, années au cours desquelles la croissance a dépassé les 2% - il est même le plus bas depuis 2013 - mais il a été réalisé dans un contexte difficile. En effet, l’industrie automobile doit faire face à une nouvelle norme d’homologation des véhicules qui a fait chuter la production dans un des secteurs industriels phares de l’Allemagne et le commerce mondial est en souffrance en raison des nombreuses incertitudes géopolitiques (« Brexit », tensions entre la Chine et les Etats-Unis). Les secteurs de services ont su mieux tirer leur épingle du jeu, notamment le secteur de l’information et de la communication avec une croissance de 3,7% contre 1% pour le secteur de l’industrie (hors construction).

La diminution continuelle du chômage, qui s’élève à 4,8% - avec un accroissement du nombre de personnes sur le marché du travail en 2018 de +560.000 personnes, soit 44,8 millions de personnes à la fin de l’année 2018 - ainsi que l’augmentation des salaires (+3,2% en moyenne) ont permis de soutenir la consommation intérieure et de compenser le ralentissement du commerce mondial. Le nombre de chômeurs s’élève à 2,2 millions en décembre 2018, contre 5,03 millions en janvier 2005. Les entreprises rencontrent de plus en plus de difficultés à recruter, la faiblesse de la démographie allemande commence à se faire sentir sensiblement et conduit à une pression sur les salaires.

Autre indicateur important : pour la 5ème année consécutive, l’Allemagne a enregistré un excédent budgétaire (59 milliards d’euros, correspondant à l’excédent de l’Etat fédéral, des régions et des caisses sociales), en profitant notamment de fortes ressources fiscales et sociales.

Dans ce contexte, alors que de nombreuses incertitudes se font sentir à la fois en Allemagne et dans le monde, le gouvernement allemand prévoit un taux de croissance pour 2019 de 1,0%. Les organisations patronales prônent des mesures de relance de l’économie allemande, aussi bien à court terme avec la diminution des impôts, qu’à long terme avec une politique d’investissement dans les infrastructures, car les sous-investissements de l’Allemagne depuis de nombreuses années constitueraient un handicap toujours plus important pour les entreprises allemandes. Cela concerne aussi bien les infrastructures de transport (ponts, routes…) que de communication (internet, 5G…).

Pendant ce temps, plusieurs initiatives ou mesures importantes ont été communiquées au cours de ces dernières semaines :

  • Le salaire minimum horaire a augmenté de 35 centimes pour s’élever à 9,19 euros à compter du 1er janvier 2019. Une nouvelle augmentation est prévue au 1er janvier 2020 avec un salaire minimum de 9,35 Euros. Ces augmentations, décidées par une commission constituée de représentants du personnel et d’employeurs mais aussi de scientifiques, devraient profiter principalement aux employés du secteur des services et ainsi contribuer à soutenir la consommation intérieure. Les conséquences indirectes sur l’augmentation générale des salaires seront suivies de près par les organisations patronales.
  • Conformément à une disposition législative existant depuis 2017, le gouvernement allemand est monté deux fois au créneau à la fin de l’année 2018 pour empêcher les entrées d’entreprises chinoises au capital de sociétés allemandes. Les critiques allemandes envers la Chine se font de plus en plus fortes : alors que la Chambre de commerce et d’industrie allemande prône une politique de continuité dans les relations entre l’Allemagne et son premier partenaire commercial, la fédération patronale BDI, elle, critique le poids toujours plus important de la Chine dans le commerce mondial car il reposerait sur une politique interventionniste tant pour ordonner des fusions nationales que pour garantir des subventions qui faussent le marché. L’Union Européenne ayant annoncé son intention de mieux surveiller les investissements étrangers dans l’Union européenne, concrétisée par un règlement européen adopté par le Parlement européen, à la mi-février, le ministre de l’Économie allemand a annoncé vouloir également renforcer les dispositions existantes en Allemagne (en particulier, en diminuant le seuil de participation au capital à partir duquel une autorisation est nécessaire de 25 à 15%).
  • La Commission indépendante du charbon mise en place à l’été 2018 et comprenant 31 membres représentant les différentes parties prenantes, a présenté fin janvier 2019 un plan de sortie du charbon (que le gouvernement, en la personne de la Chancelière a depuis confirmé vouloir mettre en oeuvre). La fin de l’exploitation du charbon en Allemagne est prévue au plus tard en 2038 (pour rappel, la sortie totale du nucléaire est prévue pour 2022), au plus tôt en 2035 si les conditions le permettent. Les capacités de production de 12,5 MW, considérées comme les plus polluantes, seront arrêtées d’ici à 2022. Plus de 40 milliards d’euros sont prévus pour financer la transition, notamment pour assurer la conversion des régions concernées (principalement Brandebourg, Saxe, Saxe-Anhalt et Westphalie) et limiter le choc social. Cet accord devrait permettre à l’Allemagne d’atteindre ses objectifs climatiques pour 2030. Ainsi, 29% du total des émissions de gaz à effet de serre du pays proviennent actuellement du charbon, l’Allemagne étant le 6ème émetteur mondial de gaz équivalent au CO2. Cette décision profite aux énergies renouvelables qui vont se développer encore plus, alors que leur part dans la production d’électricité a plus que doublé en 8 ans en passant de 16,7% à 35,2% de 2010 à 2018. Dans la mesure où la production de ces énergies est intermittente, il est acté que l’Allemagne devra construire de nouvelles centrales à gaz (émettrices de CO2) pour y pallier.
  • Mi-décembre 2018, la grande coalition au pouvoir s’est mise d’accord pour proposer au Bundestag une loi sur l’immigration pour faciliter l’arrivée de travailleurs étrangers qualifiés. La fédération patronale allemande BDA a récemment annoncé que sur plus d’un million de migrants entrés en Allemagne depuis 2015, 400.000 ont obtenu une place de formation ou un emploi. Le gouvernement, quant à lui, a souhaité agir pour faire face aux situations de pénurie de main-d’oeuvre qualifiée dans de nombreuses branches et régions. Cette loi prévoit l’octroi d’un permis de séjour de 6 mois pour permettre à des travailleurs qualifiés (et non plus uniquement pour des diplômes d’université) non-ressortissants de l’Union européenne de se rendre en Allemagne afin d’y chercher un emploi. Les branches visées sont celles notamment de l’informatique et de la santé. La loi sécurise aussi le statut des migrants qui ont vu leur demande d’asile rejetée mais qui restent « tolérés » sur le territoire allemand pour avoir entre-temps trouvé un emploi.
  • En novembre 2018, à l’issue d’une réunion de travail de 2 jours à Potsdam, le gouvernement allemand a publié un document de 47 pages consacré à la stratégie de l’Allemagne en termes d’intelligence artificielle. Ce document contient de nombreux projets et mesures dédiés à ce sujet. Le gouvernement veut consacrer 3 milliards d’euros jusque 2025 à l’intelligence artificielle. L’idée est de développer une « intelligence artificielle made in Germany », tout en travaillant étroitement avec les partenaires européens dont la France. Le sujet de la transformation digitale prend une place de plus en plus importante en Allemagne puisque le SPD prône une loi « Data pour tous » destinée à rendre obligatoire pour les grandes sociétés, notamment celles du numérique, de partager leurs données pour éviter la constitution de monopoles des données. L’idée est aussi d’encourager le partage des données en créant un « espace européen des données » afin de faciliter la recherche en intelligence artificielle.

L’année 2019 est aussi une année d’élections européennes et dans quatre Länder, tous les partis sont à la recherche du profil adéquat pour s’attirer la faveur des électeurs. Ainsi, le SPD revendique un nouvel état social 2025 (« Sozialstaat 2025 ») en souhaitant revenir sur certaines mesures de l’Agenda 2010 du gouvernement Schröder et instaurer de nouvelles mesures à caractère social (allongement des périodes d’indemnisation en période de chômage, augmentation significative du salaire minimum, assouplissement des sanctions et des contrôles visant les chômeurs, droit à la formation en cours de carrière…). Le parti justifie cette orientation par l’augmentation des écarts entre riches et pauvres mais aussi par la précarité en général, qui selon le SPD devrait augmenter avec la digitalisation de l’économie puisque cela conduira inéluctablement à des évolutions quant au statut des salariés. Mais c’est surtout pour enrayer son déclin électoral que le SPD cherche à se donner une image plus sociale. Le ministre du travail, issu du SPD, souhaiterait aussi relever les pensions des Allemands ayant cotisé 35 ans et touchant une retraite peu élevée. Cette réforme qui concerne 3 à 4 millions de personnes, dont une majorité de femmes, et qui devrait coûter 4 à 6 milliards d’euros par an, ne fait pas l’unanimité au sein de la coalition en particulier parce que les excédents budgétaires de l’Etat devraient diminuer avec la baisse de la croissance économique de l’Allemagne. Il sera intéressant de voir comment la coalition gouvernementale saura faire face (ou non) aux résultats des élections de cette année car les observateurs prédisent une défaite des partis de coalition.

Les fondamentaux économiques et sociaux aussi bien que politiques de l’Allemagne sont en train de connaître une évolution radicale. L’industrie allemande est contrainte de plus en plus de revoir les fondamentaux de son « modèle ». Le changement climatique mais aussi la digitalisation croissante des activités avec les effets attendus de l’intelligence artificielle (Industrie 4.0) conduisent les entreprises allemandes à s’interroger sur leurs évolutions stratégiques. A titre d’exemple, l’industrie automobile allemande semble vouloir s’engager résolument vers la voiture électrique et autonome ainsi que vers la numérisation des processus de production. Ces transformations ne seront pas sans conséquence sur l’emploi. Le syndicat IG Metall prévoit la destruction de 150.000 emplois dans les prochaines années dans le secteur automobile, contre la création de seulement 40.000 nouveaux postes. La transformation numérique des entreprises entraînera inévitablement une modification du paysage actuel du travail. Des profils d’emploi disparaîtront, mais de nouveaux apparaîtront. Le gouvernement allemand a publié une étude selon laquelle 1,3 millions d’emplois disparaîtront d’ici 2025 et 2,1 millions de nouveaux emplois verront le jour, ce qui fait dire au ministre du travail Hubertus Heil que « le travail ne disparaît pas en Allemagne, mais il s’agira d’un autre travail ».

Pour illustrer les changements en cours en Allemagne, il convient encore de mentionner la présentation, en début février de cette année, par le ministère de l’Economie d’un document intitulé « Stratégie industrielle nationale pour 2030 ». Pour de nombreux observateurs, pas uniquement français mais aussi allemands, il s’agit d’une véritable « révolution » puisque l’Allemagne est un pays où l’Etat est censé être en retrait dans la vie économique, son rôle étant plutôt cantonné à la sécurisation de l’emploi. Le ministre de l’Economie de l’Allemagne, chantre de l’économie sociale de marché (« soziale Marktwirtschaft »), considère que l’Etat doit intervenir pour protéger ses entreprises et son économie face aux incertitudes et aux soubresauts de l’économie et du commerce mondial, mais aussi face aux bouleversements en cours et à venir liés aux évolutions technologiques. Il s’agit de permettre à l’Allemagne mais aussi à l’Europe de faire face à ces défis en protégeant certains secteurs particulièrement exposés, en mettant en oeuvre des initiatives communes destinées à créer des « Champions » allemands et européens. Le ministre a cité, là aussi, l’exemple de l’automobile : si les plates-formes digitales pour la conduite autonome ne devaient venir que des Etats-Unis et les batteries électriques de la Chine, l’Allemagne perdrait plus de 50% de la valeur ajoutée des voitures. Cette initiative fait l’objet de nombreuses discussions en Allemagne : si le BDI soutient le ministre pour cette politique volontariste, de nombreux économistes regrettent que l’Allemagne souhaite s’aligner sur la politique interventionniste de la Chine au lieu de vouloir chercher à renforcer la compétitivité des entreprises allemandes en investissant dans les infrastructures, l’éducation et en encourageant la recherche et l’innovation. Et si la solution était finalement un mix d’anciennes et de nouvelles recettes ?

Ces différentes mesures ou initiatives semblent témoigner d’une prise de conscience de l’Allemagne de la nécessité de se préparer à faire face à un nouveau cycle économique, plus dynamique et plus complexe. Le positionnement des acteurs (notamment les entreprises et l’Etat) et leurs relations pourraient être amenés à évoluer. Il reste à espérer que l’Allemagne saura aussi inscrire ses actions dans un cadre franco-allemand ou européen car à l’échelle du monde et des enjeux à venir, chaque pays européen, y compris l’Allemagne, est trop petit pour pouvoir espérer jouer un rôle significatif et influencer le cours des choses.

Auteur

Pierre Zapp